MATISSE/CLAUDE LEVI-STRAUSS/VICTOR SEGALEN ET LA QUESTION DU VOYAGE

5 septembre 2015

TEXTES A ETUDIER

Quelques propos de Matisse

« Je suis trop anti-pittoresque pour que les voyages m’aient apporté beaucoup »

 » Au cours de mon voyage, tout en étant fortement impressionné par ce que je voyais tous les jours, j’ai pensé à plusieurs reprises à mon travail laissé en train. Je pouvais même dire que j’y pensais constamment. En rentrant à Nice, cet été pour un mois, je repris mon tableau et j’y travaillais tous les jours « 

 » Quand on a travaillé longtemps dans le même milieu, il est utile d’arrêter à un moment donné la marche habituelle du cerveau par un voyage qui en repose certaines parties et en laisse affluer tant d’autres. Et puis cet arrêt permet un recul, par conséquent un examen du temps passé. On reprend son chemin avec plus de certitude quand la préoccupation de la partie antérieure du voyage n’ayant pas été détruite par la quantité d’impressions reçues du monde nouveau dans lequel on s’est plongé, reprend possession du cerveau « .
 » L’ivresse des pays comme Tahiti est possible sur le cerveau d’un homme en formation chez lequel les différentes jouissances se confondent (c’est-à-dire quand il a senti la rondeur voluptueuse d’une tahitienne, il s’imagine que le ciel est plus clair). Mais quand l’homme est formé, organisé, avec le cerveau ordonné, il ne fait plus ces confusions et il sait davantage d’où lui vient son euphorie, sa dilatation « 

 » En travaillant depuis quarante ans dans la lumière et l’espace européens, je rêvais toujours à d’autres proportions qui pouvaient se trouver dans l’autre hémisphère. J’ai toujours eu conscience d’un autre espace dans lequel évoluaient les objets de ma rêverie. Je cherchais autre chose que l’espace réel. Voilà pourquoi quand j’étais à Tahiti, je me recueillais pour rechercher les visions de la Provence, pour les opposer brutalement à celles du paysage océanien. La plupart des peintres ont besoin du contact direct des objets pour sentir qu’ils existent et ils ne peuvent les reproduire que sous leur condition strictement physique. Ils cherchent une lumière extérieure pour voir clair en eux-mêmes « .

 » J’irai vers les îles, pour regarder sous les tropiques, la nuit et la lumière de l’aube qui ont sans doute une autre densité. La lumière du Pacifique est un gobelet d’or profond dans lequel on regarde. Je me souviens qu’à mon arrivée, ce fut décevant et puis peu à peu, c’était beau, c’était beau, c’était beau !. Les feuilles des hauts cocotiers, retroussées par les alizés, faisaient un bruit soyeux. Ce bruit était posé sur le grondement de fond d’orchestres des vagues de la mer venant de briser sur le récif. Je me baignais dans le lagon. Je nageais autour des couleurs des coraux soutenus par les accents piquants et noirs des holothuries…etc. « .

 

 

 

 

 

C. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, 1955 (récit de son voyage chez les indiens du Brésil 1935 1938)

Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je m’apprête à raconter mes expéditions. Mais que de temps pour m’y résoudre! Quinze ans ont passé depuis que j’ai quitté pour la dernière fois le Brésil et, pendant toutes ces années, j’ai souvent projeté d’entreprendre ce livre; chaque fois, une sorte de honte et de dégoût m’en ont empêché. Eh quoi? Faut-il narrer par le menu tant de détails insipides, d’événements insignifiants? L’aventure n’a pas de place dans la profession d’ethnographe; elle en est seulement une servitude, elle pèse sur le travail efficace du poids des semaines ou des mois perdus en chemin; des heures oisives pendant que l’informateur se dérobe; de la faim, de la fatigue, parfois de la maladie; et toujours, de ces mille corvées qui rongent les jours en pure perte et réduisent la vie dangereuse au cœur de la forêt vierge à une imitation du service militaire… Qu’il faille tant d’efforts, et de vaines dépenses pour atteindre l’objet de nos études ne confère aucun prix à ce qu’il faudrait plutôt considérer comme l’aspect négatif de notre métier. Les vérités que nous allons chercher si loin n’ont de valeur que dépouillées de cette gangue. On peut, certes, consacrer six mois de voyage, de privations et d’écœurante lassitude à la collecte (qui prendra quelques jours, parfois quelques heures) d’un mythe inédit, d’une règle de mariage nouvelle, d’une liste complète de noms claniques, mais cette scorie de la mémoire: « A 5 h 30 du matin, nous entrions en rade de Recife tandis que piaillaient les mouettes et qu’une flottille de marchands de fruits exotiques se pressait le long de la coque », un si pauvre souvenir mérite-t-il que je lève la plume pour le fixer? Pourtant, ce genre de récit rencontre une faveur qui reste pour moi inexplicable. L’Amazonie, le Tibet et l’Afrique envahissent les boutiques sous forme de livres de voyage, comptes rendus d’expédition et albums de photographies où le souci de l’effet domine trop pour que le lecteur puisse apprécier la valeur du témoignage qu’on apporte. Loin que son esprit critique s’éveille, il demande toujours davantage de cette pâture, il en engloutit des quantités prodigieuses. C’est un métier, maintenant, que d’être explorateur; métier qui consiste, non pas, comme on pourrait le croire, à découvrir au terme d’années studieuses des faits restés inconnus, mais à parcourir un nombre élevé de kilomètres et à rassembler des projections fixes ou animées, de préférence en couleurs, grâce à quoi on remplira une salle, plusieurs jours de suite, d’une foule d’auditeurs auxquels des platitudes et des banalités sembleront miraculeusement transmutées en révélations pour la seule raison qu’au lieu de les démarquer sur place, leur auteur les aura sanctifiées par un parcours de vingt mille kilomètres.

 

 

Victor Segalen, Équipée ; De Pékin aux marches tibétaines, 1929

« J’AI TOUJOURS TENU POUR SUSPECTS ou illusoires des récits de ce genre : récits d’aventures, feuilles de route, racontars — joufflus de mots sincères — d’actes qu’on affirmait avoir commis dans des lieux bien précisés, au long de jours catalogués.

C’est pourtant un récit de ce genre, récit de voyage et d’aventures, que ce livre propose dans ses pages mesurées, mises bout à bout comme des étapes. Mais qu’on le sache : le voyage n’est pas accompli encore. Le départ n’est pas donné. Tout est immobile et suspendu. On peut à volonté fermer ce livre et s’affranchir de ce qui suit. Que l’on ne croie point, du même geste, s’affranchir de ce problème, — doute fervent et pénétrant qui doit remplir les moindres mots ici comme le sang les plus petits vaisseaux et jusqu’à la pulpe sous l’ongle, — et qui s’impose ainsi : l’imaginaire déchoit–il ou se renforce quand il se confronte au réel ? Le réel n’aurait-il. point lui-même sa grande saveur et sa joie ?

Car ces deux mondes s’attribuent tour à tour la seule existence. Ils restent si étranges l’un à l’autre, que les représentants humains, les disciples en la chair desquels ils s’incarnent, s’efforcent de se fuir plutôt que de se chercher et de combattre. Ce qui, supprimant tout conflit, permet aux deux partis de se croire vainqueurs.

Et ils éconduisent ainsi l’un des moments mystérieux les plus divinisables par la qualité d’exotisme qu’il contient, sa puissance du Divers. Et cependant la plupart des objets dans ces deux mondes sont communs. Il n’était pas nécessaire, pour en obtenir le choc, de recourir à l’épisode périmé d’un voyage, ni de se mouvoir à l’extrême pour être témoin d’un duel qui est toujours là.

Certes. Mais l’épisode et la mise en scène du voyage, mieux que tout autre subterfuge, permettent ce corps à corps rapide, brutal, impitoyable, et marquent mieux chacun des coups. La loi d’exotisme et sa formule — comme d’une esthétique du divers — se sont d’abord dégagées d’une opposition concrète et rude : celle des climats et des races. De même, par le mécanisme quotidien de la route, l’opposition sera flagrante entre ces deux mondes : celui que l’on pense et celui que l’on heurte, ce qu’on rêve et ce que l’on fait, entre ce qu’on désire et cela que l’on obtient ; entre la cime conquise par une métaphore et l’altitude lourdement gagnée par les jambes ; entre le fleuve coulant dans les alexandrins longs, et l’eau qui dévale vers la mer et qui noie ; entre la danse ailée de l’idée, — et le rude piétinement de la route ; tous objets dont s’aperçoit le double jeu, soit qu’un écrivain s’en empare en voyageant dans le monde des mots, soit qu’un voyageur, verbalisant parfois contre son gré, les décrive ou les évalue.

Ce livre ne veut donc être ni le poème d’un voyage, ni le journal de route d’un rêve vagabond. Cette fois, portant le conflit au moment de l’acte, refusant de séparer, au pied du mont, le poète de l’alpiniste, et, sur le fleuve, l’écrivain du marinier, et, sur la plaine, le peintre et l’arpenteur ou le pèlerin du topographe, se proposant de saisir au même instant la joie dans les muscles, dans les yeux, dans la pensée, dans le rêve, — il n’est ici question que de chercher en quelles mystérieuses cavernes du profond de l’humain ces mondes divers peuvent s’unir et se renforcent à la plénitude.

Ou bien, si, décidément ils se nuisent, se détruisent jusqu’au choix impérieux d’un seul d’entre eux, — sans préjuger duquel d’entre eux, — et s’il faut, au retour de cette Équipée dans le Réel, renoncer au double jeu plein de promesse sans quoi l’homme vivant n’est plus corps, ou n’est plus esprit. »

 

Victor Segalen est affecté en Polynésie française. Il n’aime pas la mer pour naviguer mais il profite des escales pour découvrir de nouveaux paysages et d’autres cultures et civilisations. Il séjourne à Tahiti en 1903 et 1904. Lors d’une escale aux îles Marquises, il a l’occasion d’acheter les derniers croquis de Paul Gauguin, décédé trois mois avant son arrivée, croquis qui seraient, sans lui, partis au rebut. Il rapporte en métropole un roman, Les Immémoriaux (1907), ainsi qu’un journal et des essais sur Gauguin et Rimbaud, qui ne seront publiés qu’en 1978.

En 1908, il part pour la Chine où il soigne les victimes de l’épidémie de peste de Mandchourie. En 1910, il décide de s’installer en Chine avec sa femme et son fils. La première édition de Stèles a lieu à Pékin en 1912. En 1914, il entreprend une mission archéologique consacrée aux monuments funéraires de la dynastie des Han. Cette étude sur la sculpture chinoise ne sera publiée qu’en 1972 (Grande Statuaire chinoise). À ce titre, et en ce qui concerne la littérature, il renouvelle le genre de l’exotisme alors encore trop naïf et ethnocentrique.Dans essai sur l’exotisme il constate que  la «tension exotique du monde décroît»

 

 

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