LA QUESTION DE L’INACHÈVEMENT CHEZ MICHEL ANGE

9 septembre 2015

MICHEL ANGE

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Un extrait de l’article de

Figures de l’inachèvement : Michel-Ange et Camille Claudel

parSilke Schauder

Psychanalyste, psychologue clinicienne Maître de conférences à l’IED-Université Paris 8 51, cité des Fleurs 75017 Paris

 

Visant à affirmer une esthétique de l’œuvre non terminée, l’inachèvement n’est pas l’apanage de la modernité[1]  Notons toutefois que l’esthétique de l’inachèvement…[1]. Expérimentant de nouvelles formes de création dans ses sculptures, en architecture, en peinture et dans ses poèmes – Michel-Ange a élevé, dès la Renaissance, le non finito au rang d’une pratique artistique maîtrisée et pleinement assumée. De nos jours, l’on constate un intérêt croissant pour l’étude de la genèse de l’œuvre artistique qui privilégie l’analyse du processus créatif au détriment du produit fini. L’ébauche et la forme provisoire prennent une importance particulière en ce qu’elles peuvent nous renseigner sur les intentions in statu nascendi de l’artiste. Forte de ces observations, je propose de comparer le non finito chez Michel-Ange et une ébauche, Femme lisant une lettre, que Camille Claudel a réalisée en 1897. Le rapprochement de ces deux artistes, pour surprenant qu’il puisse paraître, se justifie pour au moins trois raisons : tout d’abord, une filiation esthétique rattache Camille Claudel, à travers Rodin, à Michel-Ange. Tous les deux sont confrontés à des difficultés à la fois techniques et esthétiques qui sont spécifiques à l’art de la sculpture. Enfin, tant Michel-Ange que Camille Claudel ont révolutionné le traitement du mouvement et du temps en sculpture. J’y reviendrai dans ma conclusion.

1. L’INACHÈVEMENT DANS LES SCULPTURES DE MICHEL-ANGE

2Dans la première partie de mon article, je propose d’aborder un phénomène artistique dont Michel-Ange (1475–1564) est le maître incontesté : il s’agit du non finito, de l’inachèvement voulu, qu’il a non seulement pratiqué, mais élevé au rang d’un style des plus subtils. Voici la définition qu’en donne Di Cagno (1996): « Chez Michel-Ange, le terme ‘inachevé’ désigne des œuvres de sa maturité pour la plupart, délibérément interrompues à un stade intermédiaire. Au– delà de cet aspect technique, cette approche de la sculpture revêt une signification profonde liée à l’esprit même de l’artiste : l’image qui émerge laborieusement du carcan de la pierre brute indique, comme le veut la pensée platonicienne, que la perfection totale est impossible. D’autre part, le combat du sculpteur pour atteindre la forme pure symbolise le parcours de l’homme dans sa vie terrestre. »

3Quelles fonctions revêt, pour cet artiste, l’inachèvement de la plupart de ses œuvres qui, à des degrés divers, sont pratiquement toutes restées à l’état de projet ? L’étude du non finito peut nous renseigner sur l’esthétique de Michel-Ange, sur sa conception de l’art et sur les relations profondes, souvent ambiguës, qu’il a entretenues avec ses œuvres comme autant de masques de sa mélancolie. La marque la plus évidente de l’inachèvement chez Michel-Ange réside dans l’absence constante de la signature de ses œuvres, avec pour seule exception la Pietà (1499) de Saint Pierre dont j’ai souligné dans d’autres travaux l’insoutenable perfection (Schauder, 2001,2002b, 2004). Aussi ai-je présenté les fonctions multiples que revêt cette absence de signature laquelle a trait, entre autres, à l’impossible clôture de l’œuvre, à l’incapacité de l’artiste à s’en séparer et au report, toujours renouvelé, de la reconnaissance de sa paternité artistique (Schauder, 2002a). Globalement, il existe différentes formes d’inachèvement des sculptures de Michel-Ange qui ne se confondent pas toutes avec le non finito (Schauder, 2003). Je vais par la suite en détailler trois, à savoir l’inachèvement par choix, l’inachèvement par nécessité et, enfin, l’inachèvement par impossibilité. Quelque peu artificielle, cette répartition est nécessaire pour ma démonstration, mais nous verrons tout à l’heure, que les trois sont moins différentes les uns des autres que l’on pourrait le croire.

1.1. L’inachèvement par choix

4Rappelons que la pratique artistique de Michel-Ange était tout entière vouée à l’expression de la pensée dont les aspects sont nécessairement changeants, mouvants, contradictoires. Dans le concetto que Michel-Ange pratique notamment dans sa poésie (Schauder, 2000 et 2002), l’œuvre est entièrement subordonnée à la pensée – l’artiste est libre de suspendre le travail de l’œuvre dès que la pensée qui en était à l’origine, se trouve suffisamment exprimée. De ce fait, l’intention artistique, le dessein prime sur la réalisation définitive de l’œuvre.

5Un des exemples les plus connus est le tombeau des Médicis (1524–1534), qui montre des figures allégoriques du Jour et de la Nuit, de l’Aurore et du Crépuscule. Le tombeau des Médicis se présente comme un chantier sublime, un fragment de texte dont la lisibilité dépend de la reconstruction que le spectateur en opère. Il est saisissant de constater à quel point l’inachèvement de ces figures est l’essence même de l’œuvre puisque le contenu de ces sculptures est la métaphore de leur forme, qui à leur tour n’est que la métaphore de leur contenu. Ici, le procédé technique du non finito devient le thème même de la sculpture : l’engloutissement de l’individualité dans le sommeil, l’informe, le néant de la nuit sont représentés par le visage inachevé, presque écrasé de la Nuit. L’émergence de l’espoir, la naissance des choses se reflètent sur le visage de l’Aurore laquelle est encore partiellement voilée par la pierre. Les quatre figures illustrent de manière pathétique la lutte qui a opposé Michel-Ange – tentant de les tirer vers la lumière– et la pierre qui a résisté pour les maintenir en son ombre.

6L’antagonisme entre le visible et l’invisible, entre l’informe et la forme, entre la perfection du geste créateur et l’opposition aveugle de la matière est au cœur de l’esthétique de Michel-Ange qui a inscrit la conflictualité au sein de ses figures pour en faire le principe central (Simmel, 1911; Schauder, 2001). Leur beauté procède précisément de cette conflictualité qui semble comme les creuser de l’intérieur et les contraint à accepter, au plus profond d’eux- mêmes, une altérité radicale, laquelle les forces sans cesse à rétablir leur équilibre instable. Un deuxième exemple du non finito volontaire, de l’interruption comme pratique artistique à part entière, est fourni par Les esclaves (1513–1520). Initialement destinés à orner le tombeau de Jules II dont nous verrons plus loin les aléas de la réalisation, L’esclave barbu, L’esclave s’éveillant, Le jeune esclave et Atlas sont aujourd’hui conservés à la Galleria dell’Academia de Florence. Ils montrent, comme les allégories sur le Tombeau des Médicis (1524–1534), leur propre processus de création. De nouveau, le non finito participe à la lecture de l’œuvre, il en conditionne même l’accès. Les Esclaves, dont certaines parties du corps apparaissent clairement, alors que d’autres restent empêtrés dans la pierre, sont avant tout des esclaves de la matière – si Michel-Ange avait dégagé tous leurs contours, ils auraient été libres… Ce pacte tacite avec la pierre, cette sollicitation d’une collaboration active de la matière, ce dialogue entre la forme et l’informe, font de Michel-Ange un artiste éminemment moderne, voire lacanien. Au lieu de se leurrer, à l’instar de l’Ego Psychology, sur le triomphe moïque de l’artiste qui coloniserait la matière comme s’il s’agissait de son Inconscient, Michel-Ange s’en fait littéralement le sujet. La preuve de son assujettissement à la matière, de sa passivité productive, en un mot de la subversion de sa position subjective réside dans un très beau concept artistique qui définit au mieux la pratique de Michel-Ange. Pour Michel-Ange, le corps est prisonnier et ne demande qu´à être libéré de l’emprise de la matière par le fameux levare, la technique que le maître a décrite aussi bien dans ses entretiens avec son biographe Giorgio Vasari (1550,1568) que dans ses poèmes. Ainsi, l’artiste ne fait que retirer le superflu, il superchio, pour faire apparaître, à l’aide du levare, la vérité que contient le marbre. Dans l’œuvre de Michel-Ange, le non finito correspond– il à la place laissée à l’Inconscient, à une sorte de réserve, un insu dans le corps même de la sculpture, à sa partie refoulée qui reçoit non la marque de l’artiste, mais celle, secrètement supérieure, de la matière ? Pour être non maîtrisée par l’artiste, cette marque n’est pas impensée pour autant – par un jeu savant et complexe, Michel-Ange intègre cette partie opaque dans sa sculpture pour en faire à la fois le point de rupture et l’occasion d’un nouveau départ. Le non finito fonctionne alors comme une tache aveugle, un creux indispensable qui permet d’accueillir, de fonder, de donner à voir le reste de l’œuvre. À l’instar du symptôme, celle-ci tire toute sa légitimité de l’informe qui la menace, la ronge, l’habite, tout en lui étant indispensable. Mais venons à la deuxième forme d’inachèvement chez Michel-Ange, l’inachèvement par nécessité.

1.2. L’inachèvement par nécessité

7L’étude des lettres de Michel-Ange (1999) et des deux biographies qui ont été rédigées par ses contemporains, Vasari (1550,1568) et Condivi (1553), nous renseignent sur les conditions de travail extrêmement difficiles qui ont pesé lourdement sur l’activité artistique de Michel-Ange. Ses réalisations étaient souvent retardées, entravées, empêchées par des causes extérieures : livraisons égarées, payeurs récalcitrants, commanditaires peu compréhensifs, tracasseries administratives, surabondance de projets difficilement compatibles entre eux vu le temps et l’énergie nécessaires à leur réalisation – l’ensemble de ces facteurs créant une pression considérable qui peut à elle seule expliquer pourquoi Michel-Ange ait si peu fini ce qu’il avait entrepris. Le fait de crouler sous des commandes peut apparaître comme la rançon d’un succès qui ne se dément pas tout au long d’une carrière artistique de plus de soixante– cinq ans. Mais ce débordement a tout de même dû rencontrer l’appui d’une motivation plus personnelle afin d’en assurer la stabilité : le fait d’avoir trop de travail pour pouvoir le terminer a permis à Michel-Ange non seulement de tirer de cet état de fait des gratifications narcissiques importantes, mais de reculer, toujours plus, le moment insupportable de l’achèvement de l’œuvre. Insupportable, puisque cet achèvement aurait signifié la séparation définitive d’avec elle alors que l’œuvre inachevée, même abandonnée à l’état d’ébauche, reste toujours reliée à son créateur par le truchement d’une reprise possible, d’une retouche probable, d’une amélioration virtuelle, à venir…

8Parmi les exemples les plus parlants, citons le Tombeau (1515–1545) du Pape Jules II qui, de son vivant, avait chargé Michel-Ange de son exécution. Trente ans et d’innombrables esquisses, plans, contrats et tergiversations plus tard, le tombeau est toujours inachevé : année après année, Michel-Ange invoque dans ses lettres à sa famille et les ayants droit du Pape entre-temps décédé, des problèmes matériels qui en retardent l’achèvement. Mais si nous lisons avec plus d’attention tant les plans initiaux que des lettres, nous accédons à une meilleure compréhension de ce retard. D’une part, le plan initial est tellement grandiose qu’il est irréalisable tel quel : quarante figures devaient orner le tombeau – dans la version connue aujourd’hui, seulement trois d’entre elles dont le fameux Moïse ont pu être réalisées par Michel-Ange.

9D’autre part, la relation entre lui et Jules II était suffisamment ambivalente, difficile, orageuse pour compliquer aussi bien le travail artistique que le travail de deuil de Michel-Ange, les deux s’entravant et s’empêchant mutuellement. Comme dans tout symptôme – ici l’inhibition– il y a intrication, collusion et compromis entre plusieurs mouvements contradictoires : tant que le tombeau n’était pas prêt, Jules II, même mort, commandait toujours Michel-Ange et le tenait en son pouvoir. Mais tant que Michel-Ange ne terminait pas le tombeau, il s’insurgeait toujours contre la tyrannie de Jules II en lui refusant la sépulture qui lui revenait de droit. Et tant que le tombeau n’était pas terminé, Michel-Ange pouvait toujours nier, dans une affection filiale touchante, la mort de ce Pape qui avait autant compté pour lui (cf. l’altercation entre les deux, la fuite boudeuse de Michel-Ange et la réconciliation aux frais du Pape, décrite non sans malice, par le biographe Vasari (1550,1568) dans la Vita de Michel-Ange). Notons que Michel-Ange invoquera une deuxième fois le prétexte d’une cause matérielle lui rendant impossible l’achèvement d’une pierre tombale qu’il avait commencée depuis cinq ans. La Pietà qu’il abandonnera en 1555 contient un des rares autoportraits de Michel-Ange ayant prêté ses traits à Nicodème. Elle fera apparaître en creux l’impossibilité foncière de reconnaître la réalité de la mort. Mais pas n’importe laquelle – cette fois-ci, il s’agissait de sa mort à lui, puisque cette Pietà était initialement destinée à orner la tombe de Michel-Ange. Comme si Michel-Ange pensait ne pouvoir pas mourir, tant que sa sculpture n´était pas terminée…

10Ce n’est sans doute pas un hasard si Michel-Ange a instauré le non finito au cœur de plusieurs pierres tombales comme pour opposer à la radicalité de la mort l’indéfini de la pierre, pour contrecarrer l’arrêt du temps qu’inflige la mort par la possibilité d’une reprise toujours attendue, d’une amélioration qui est intimement contenue dans l’inachèvement de l’œuvre. Décrié par certains comme une facilité, critiqué comme l’évitement des problèmes techniques et conceptuels que l’œuvre pose à l’artiste, le non finito présente des avantages non négligeables. Il est à l’art ce que la procrastination est à l’acte : un report, à la fois douloureux et jouissif, à plus tard, à tout à l’heure, à demain. Sur le plan spatial, il aménage une réserve, un potentiel, une marge. Sur le plan temporel, il introduit un retard, un sursis, un délai – les deux permettant l’illusion d’un développement ultérieur vers la perfection absolue dont l’approche reste toujours asymptotique. Certes, le non finito montre ce que l’œuvre n’est pas, ce qu’elle n’a pas su être – mais il montre surtout ce qu’elle aurait pu être. Il est mise en pratique de l’Idéal nécessairement déchu. Le non finito a lieu dans le temps de tous les regrets – son lieu est le futur antérieur, l’avenir avorté. En outre, il permet d’éviter la perte de l’œuvre que peut représenter son achèvement. Pour un grand nombre d’artistes, l’œuvre s’abîme dans sa réalisation définitive, l’artiste vit l’indépendance de l’œuvre comme un abandon (citons, àtitre d’exemple, Goethe tombant malade après chaque livre terminé, la dépression bien connue des peintres au moment du vernissage, The old man and the sea de Hemingway, etc.). Or, tant que l’œuvre n’est pas achevée, elle reste dans l’enceinte de l’artiste qui peut indéfiniment en prolonger la jouissance dans et par sa relation exclusive avec elle. Aussi l’inachèvement permet-il de soustraire l’œuvre au jugement d’un tiers, puisqu’elle ne saurait lui être montrée, n’étant pas, pas encore, terminée… En dernier lieu, l’inachèvement permet de nier la castration en en anticipant la pratique et en amputant l’œuvre de sa fin. Au lieu d’être le fruit d’un ratage, un aveu d’impuissance, une rupture amère, l’inachèvement serait-il maîtrise de l’échec, savoir de l’imperfection inévitable de l’œuvre, acceptation de son incomplétude foncière ? Au lieu de le fuir, l’inachèvement instaurerait le manque au cœur même de l’œuvre. Celui-ci, au lieu de la détruire, participerait de manière décisive à sa création effective : il n’est de création que manquée.

11Mais le non finito ne serait pas la pratique préférée de Michel-Ange s’il ne comportait pas une ambiguïté essentielle : paradoxalement, l’inachèvement est reconnaissance de la limite et transgression de celle-ci. D’une part, il permet de préserver le sentiment de toute-puissance de l’artiste qui refuse de faire choir son œuvre dans la réalisation définitive, laquelle sera toujours plus médiocre que le projet idéal. D’autre part, il capitule, parfois avec humilité, devant l’impossibilité de l’achèvement dont il feint d’empêcher l’arrivée triomphale. Celle-ci, pour improbable qu’elle est, n’est pas moins attendue. L’œuvre non finie, le work in progress dont James Joyce allait écrire l’apothéose dans Finnegan’s Wake déçoit par son inachèvement, son aspect fragmentaire, sa vision tronquée. Mais par le même mouvement, elle réitère l’espoir de la perfection, du sublime, de l’absolu à venir.

12Notons que Michel-Ange partage le goût pour l’inachèvement avec un autre génie de la Renaissance, Léonard de Vinci dont un disciple nous renseigne sur les motifs de la rareté exceptionnelle de ses réalisations : « Léonard n´a pas peint beaucoup de choses parce que jamais, en rien, même si elles étaient fort belles, il n´était satisfait de lui– même. C´est pourquoi il n´y a pas beaucoup de choses de lui, parce qu´une si profonde connaissance des erreurs ne le laissait rien faire. » Ainsi, Léonard aurait– il préféré ne rien faire que de mal faire, le souci de la perfection et la quête de l´absolu ayant provoqué chez lui des scrupules et une inhibition la plupart du temps impossibles à lever. La rareté des œuvres finies chez Michel-Ange s’explique– t– elle par les mêmes motifs ? En tout cas, son biographe Vasari (1550,1568) lui atteste une exigence impitoyable envers ses œuvres laissant supposer une « profonde connaissance des erreurs ». Son deuxième biographe, Condivi (1553), décrit l’exigence de Michel-Ange dans ces termes : « Il est également doué d’une impressionnante faculté d’imagination créatrice, et c’est la raison principale pour laquelle il n’est jamais vraiment satisfait de ce qu’il fait et qu’il est toujours en train de critiquer : il lui semble en effet, que sa main n’est jamais capable de réaliser concrètement l’idée que son esprit a formée. »

1.3. L’inachèvement par impossibilité

13Dans certains cas, Michel-Ange demandait à la pierre ce que celle-ci ne pouvait lui donner : il y avait alors incompatibilité entre ses projets et la matière, laquelle se refusait à lui et le forçait à des changements brusques d’orientation. Quelle défaite alors, comparée au triomphe de son David (1504), pour lequel Michel-Ange a su tirer d’une pierre gâchée par plusieurs prédécesseurs une statue dont les dimensions initiales étaient peu communes, notamment une profondeur jamais pratiquée auparavant, à savoir 28 centimètres pour une hauteur de 410 centimètres.

14Or, pour sa dernière Pietà, la Pietà Rondanini (1552–1564), la pierre l’avait déçu en déjouant à plusieurs reprises ses attentes – plus que jamais, c’était à lui de s’adapter à la matière. Des imperfections inhérentes au marbre, une crevasse, une porosité excessive, avaient réduit à rien les projets de l’artiste obligé de plier, à plusieurs reprises, devant les contraintes de la pierre. Un repentir de l’artiste a pu être découvert récemment, permettant de restituer une étape antérieure dans son processus de création. Le fragment retrouvé en 1972 nous renseigne sur un tout autre emplacement prévu pour le bras et la tête du Christ, ce positionnement ayant été rejeté par l’artiste comme une solution insatisfaisante (Paolucci, 2000).

15Cette dernière Pietà est la plus tragique, la plus poignante, la plus moderne, aussi. Jamais artiste n’est allé aussi loin dans l’exploration de la matière, dans l’expression de la Passion, dans le doute de la Foi. Parronchi (1980) commente cette œuvre dans des termes éloquents, je le cite : « The Rondanini Pietà has been considered the culmination of Michelangelo’s spirituality. Previously neglected as an unfinished work, it is precisely as such that is has gained the strongest grip on the modern imagination, which has seen it as a sort of inner monologue by the artist, at once a supreme yearning for the human expressible and attainable and an admission of impotence, the artist’s testament to posterity and man’s annihilation in the face of the divine. This is chiefly on the basis of the modern identification of Michelangelo’s problem with that of the non finito, or unfinished. »

16Le principe de la contradiction et de la conflictualité, que j’ai déjà souligné comme étant la caractéristique essentielle de l’art de Michel-Ange, culmine ici en un chef d’œuvre qui est considéré à juste titre comme le legs ultime de l’artiste. Probablement illisible en son temps puisque trop douloureusement inachevée, la Pietà Rondanini apparaît aujourd’hui comme un météore, un « calme bloc ici– bas chu d’un désastre obscur » (Mallarmé, Le tombeau d’Edgar Poe). Si, en amont, j’ai attiré l’attention sur le fait que le non finito est une réserve permettant d’assurer la vie de l’œuvre en la dotant d’un potentiel, d’un changement probable (Barrochi, 1958), il nous faut maintenant, en regardant la Pietà Rondanini, accepter le contraire : le non finito inscrit au cœur même de l’œuvre la présence de la Mort qui en est l’adversaire et le support silencieux. Oui, la Pietà Rondanini montre la mort même à l’œuvre. C’est elle, c’est son altérité radicale qui soutient l’œuvre laquelle n’est qu’un prétexte, son masque, son ombre. L’œuvre entière de Michel-Ange tire son efficacité extraordinaire de cette dualité : saisi d’abord du vertige de la beauté, le spectateur est par la suite saisi par le vertige de la mort. Qui plus est, ces vertiges et leur inextricable mélange entretiennent des rapports d’isomorphie, ils instaurent un dialogue secret avec l’Inconscient au sein duquel les pulsions de vie et de mort s’engagent dans une combinatoire aussi variable qu’incessante. Si nous aimons tant l’œuvre de Michel-Ange et son insoutenable beauté, c’est qu’elle nous donne à voir, tel en un miroir, le combat interminable de Thanatos et d’Eros : en dernier lieu, elle nous fait voir en nous. Dans ses sculptures, Il Divino nous montre non des pierres compliquées, mais la surface inégale d’âmes partagées.

17Cette dernière Pietà est comme rongée de l’intérieur, comme effritée de l’extérieur – jamais le marbre de Michel-Ange n’a été aussi fragile, aussi fêlé (De Tolnay, 1934).

18Dans son bel essai L’Ange et la Bête, Bernard Faguet (1998) invite à une approche nuancée de cette œuvre. Je le cite : « Corps si défait par la souffrance, si dissous dans le supplice qu’aucun muscle n’est resté intact, qu’ils ont tout été engloutis dans une ligne très pâle, douce et lente, qui descend de la jambe, le long du bras et disparaît on ne sait où, comme disparaissent toutes les lignes de ces deux corps, jusqu’à les rendre indistincts l’un de l’autre, comme une fusion perpétuellement différée vers les instants qui vont venir et qui n’appartiennent plus à aucun temps d’ici– bas. »

19Tel un sablier, la Pietà Rondanini mesure le temps restant pour la finir, elle montre une course inégale contre le temps de l’artiste qui était de moins en moins celui de la création pour devenir de plus en plus celui de la destruction. Mais paradoxalement, c’est l’informe qui rend la Pietà Rondanini aussi belle, son irrémédiable endommagement lui confère une noblesse que même la Pietà créée au tout début de la carrière artistique de Michel-Ange, en 1499, à Rome, ne saurait atteindre. Sa noblesse est celle de la désolation, constamment contredite par son altérité foncière, l’espoir. D’une sincérité bouleversante, cette Pietà nous fait participer aux doutes, au déchirement, à l’inquiétude de l’artiste. Jésus s´effondre dans les bras de Marie, son corps s’affaisse, véritable chute d´eau en des profondeurs insondables : sur le plan anatomique et artistique, cette Passion était d´une audace irrecevable en son temps. Vus de profil, le corps de la Vierge et celui du Christ forment une vague dont nous ne pouvons savoir si elle s’abat sur un abîme de désespoir ou si elle monte, légère, au ciel. Comme dans le Jugement Dernier (1536–1541) que Michel-Ange a peint pour la Chapelle Sixtine, nous ne pouvons déterminer si les corps volent ou tombent, s’ils s’élèvent par la grâce divine vers le ciel ou s’ils subissent l’attraction de la gravité pour s’écraser sur le sol. Que le sens de ce mouvement nous pose un vrai dilemme, qu’il soit finalement indécidable – est-ce une chute, est-ce une élévation, est-ce les deux à la fois ?– voilà le propre de l’art de Michel-Ange, voilà sa vision intime de Dieu.

20Comme dans ses sculptures précédentes, le non finito a permis à Michel-Ange de suggérer l’indicible en le conférant aux zones muettes de la pierre, de montrer l’irreprésentable en en ouvrant l’accès par l’ébauche, de faire apparaître, en l’effaçant, l’insoutenable vérité de l’œuvre. Non, la Pietà Rondanini n’a pas de fin possible, elle est l’impasse la plus sublime dans laquelle jamais artiste ait pu se perdre. Mais son inachèvement est la perfection même, puisqu’elle montre, telle une question restée ouverte, l’impossible paix avec Dieu. Désolation et consolation, douleur et jouissance, prison et délivrance se confrontent, se confondent et se valent en cette pierre hiératique. Révolte et soumission, rancœur et pardon, haine et amour de la Foi : la Pietà Rondanini implose de ces antagonismes, elle est à l’image trouble de la crise qui la fonde et la détruit. Pourquoi Dieu a-t-il fait cela ? Pourquoi la pierre ne sait-elle pas répondre ? Il n’y a pas d’achèvement pour qui se pose de telles questions – il n’y a que l’indécidable, l’insu, le non finito… La légende veut que six jours avant sa mort, Michel-Ange presque nonagénaire ait affronté, toujours et encore, cette Pietà pour la travailler. Travailler, vu le peu de temps qui lui restait, travailler non à son achèvement, mais travailler, pour le parfaire, à son inachèvement. Travailler pour rendre visible le travail de son maître incontesté, il miglior fabbro, la mort.

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