Orlan, artiste : « Mon corps est devenu un lieu public de débat »
Artiste plasticienne, qui a fait de son corps transformé par la chirurgie esthétique le matériau de son travail, Orlan fait l’objet d’une rétrospective, d’avril à juin 2004, au Centre national de la photographie, à Paris, et au Centre de création contemporaine de Tours. Une monographie vient de lui être consacrée aux éditions Flammarion.
Publié le 22 mars 2004 à 11h54 – Mis à jour le 23 avril 2009 à 12h37 Le Monde
Pourquoi avez-vous fait de votre corps la matière première de votre œuvre ?
Tout mon travail, depuis 1964, que ce soit par la peinture, la sculpture ou des installations, porte sur le statut du corps dans la société et sur les pressions sociales qui s’exercent sur le corps, notamment celui des femmes. J’ai commencé à une époque où, en tant que femme, il s’agissait vraiment de revendiquer le territoire de son corps et le pouvoir d’en faire ce que l’on voulait. J’ai travaillé avec beaucoup d’autres femmes pour la liberté sexuelle, pour la contraception, l’avortement, etc. Utiliser son corps était alors extrêmement politique.
Vous avez travaillé sur les représentations traditionnelles de la beauté, notamment précolombiennes et africaines, mais aussi sur les images de la Joconde ou de la déesse Europe. Quel est votre but ?
J’essaie de dire que toutes les civilisations ont fabriqué les corps, ainsi que les logiciels qui sont à l’intérieur car nous sommes formatés. Toutes les fois où l’on dit « je veux, j’aime, je désire », ce « je » censé représenter ce qu’il y a de plus personnel en nous, de plus privé, est complètement dicté et formaté par les modèles qui nous ont été présentés. Un marquage extrêmement violent – tels ces plateaux qui agrandissaient la bouche de femmes africaines – peut ainsi présenter un attrait pour certains.
J’ai voulu montrer cette fabrication des corps, grâce à une sorte de tour du monde des standards de beauté, en commençant par travailler sur la statuaire précolombienne : j’ai imbriqué, hybridé ces représentations à une photo de mon visage, qui est censé représenter les standards de beauté de notre époque – bien que les deux petites bosses sur mon front essaient de se battre contre ces standards. Je travaille aussi sur les auto-hybridations africaines, entre mon image et des statues, des masques et les premières photos ethnographiques en noir et blanc, où l’on partait photographier « l’autre ». Les œuvres obtenues, sous forme de grandes photos numériques, remettent en question nos standards de beauté, en montrant bien qu’il s’agit juste d’un diktat de l’idéologie dominante.
Vous avez effectué neuf opérations de chirurgie esthétique. Visaient-elles à dénoncer ce procédé ?
J’ai été la première artiste à utiliser la chirurgie esthétique dans mes performances, mais cet « art charnel » s’est joué de 1990 à 1993 seulement. J’ai fait toutes ces opérations non pour le résultat physique final, mais comme des processus de production d’œuvres d’art. J’ai complètement mis en scène chaque intervention, en tant qu’artiste plasticienne arrivant dans une esthétique de bloc opératoire très froide et refroidissante. Chaque opération a été construite autour d’un texte, soit psychanalytique, soit philosophique, soit littéraire, que je lisais le plus possible durant l’opération et en fonction duquel j’avais décoré la salle. Le bloc opératoire était en même temps mon atelier d’artiste, d’où fabriquer des photos, de la vidéo, du film, des objets, des dessins faits avec mes doigts et mon sang, des reliquaires avec ma chair, etc.
En même temps, vous cherchiez un résultat très différent de celui habituellement escompté avec la chirurgie esthétique, qui vise à un idéal de beauté traditionnel…
Il n’y avait pas d’idéal ni d’image préétablie. J’ai toujours travaillé avec mon corps, mon image et sa représentation, que j’aimais beaucoup, et avec lesquels je n’avais pas de problème. Je l’ai donc fait pour remettre en jeu cette image. Il s’agissait d’utiliser la chirurgie pour la détourner de ses habitudes d’amélioration et de rajeunissement. Le changement le plus visible sont ces implants qui servent habituellement à rehausser les pommettes, que j’ai fait poser de chaque côté du front, ce qui fait deux bosses. J’avais travaillé avec la chirurgienne en posant la question : que peut-on faire comme geste opératoire qui n’a été ni fait ni demandé, et qui est réputé plutôt laid ou monstrueux ? Mon idée était de montrer que la beauté peut prendre des apparences qui ne sont pas réputées belles. Si l’on me décrit comme une femme qui a deux bosses sur les tempes, on peut considérer que je suis laide, et en me voyant, cela peut être un peu différent.
Le résultat vous satisfait-il d’un point de vue esthétique ?
Ce qui m’intéressait, c’était la différence. Je l’ai obtenue, et mon corps est bien devenu un lieu de débat public. Je peux faire de nouvelles images avec cette nouvelle image. C’est ce qui m’importait.
De quel débat votre corps a-t-il été le « lieu public » ?
On m’a fait payer cher d’avoir fait ce que je voulais avec mon corps, et dépassé les bornes par rapport à ce qu’une femme doit faire. Il y a eu beaucoup de violence à mon égard, pendant plusieurs années. Ce n’est pas encore accepté, et très difficile à gérer dans la vie de tous les jours. Je ne prend jamais un transport public, par exemple. Mais je fais des conférences dans le monde entier. Et mes œuvres postérieures à 1993 ont mis en perspective cette période-là, les gens ont mieux compris la continuité de mon travail.
Tenteriez-vous d’élaborer une définition de la beauté ?
Certainement pas. La beauté est à convoquer, ou elle se convoque, de nombreuses manières totalement différentes. Elle échappe à toute définition, à moins de se cantonner aux bonnes vieilles définitions sexistes et machistes sur ce que doivent être un corps et un visage de femme. D’ailleurs, la plupart des chirurgiens – parce que c’est là que peut s’inscrire le plus le pouvoir de l’homme sur le corps de la femme – refusent telle opération, car ils l’estiment contre-productive. Ils pensent que, pour être jolie, il faut des dimensions exactes, avec le nez incliné de tant de degrés… Je voulais sortir des normes, montrer qu’on peut se faire un autoportrait sans passer par l’imitation d’un certain type de modèle de notre époque qu’on nous met en scène.
Vous dites sortir de cette idée de la beauté, mais vous semblez partie prenante d’un mouvement accordant une très grande attention au corps. Votre art, comme le body art, même s’il s’en distingue, ne sont-ils pas la preuve d’un culte du corps de plus en plus manifeste ?
Pour moi, les gens du côté des modifications corporelles n’ont pas grand-chose à voir avec l’art, même s’ils parlent de body art. Quant au body art historique, que ce soit l’ »actionnisme » viennois ou le travail de Michel Journiac ou Gina Pane en France, il avait à son époque un sens extrêmement précis : essayer de faire sauter les tabous sur la sexualité, la nudité, à un moment où le corps était à la fois tube de couleur et lieu de la couleur. Mais le body art historique et ceux qui revendiquent cette appellation jouent sur les limites psychologiques et physiques. Alors que nous, artistes d’aujourd’hui, nous intéressons au contexte du corps actuel : le corps et la malbouffe, la pollution, le sida, le corps et les nouvelles technologies et les biotechnologies, le corps et les manipulations génétiques, etc.
Plus la technologie est au-devant de la scène, plus on se demande ce que va devenir l’être humain et le corps dans tout ça. Mon travail n’est pas sur une attention au corps. Je suis avant tout une artiste, il m’importait de dire quelque chose de radical au niveau de la représentation du corps, en m’inscrivant dans une histoire qui est une histoire de l’art. Notre société étant celle des trois religions révélées, qui permet de représenter le corps, tout notre patrimoine artistique est basé sur la représentation du corps. Je m’inscris dans cette tradition-là, avec un autoportrait classique, même s’il est radical et qu’il utilise des moyens de son temps.
Vous avez écrit un manifeste de l’art charnel, le distinguant du body art, notamment sur la question de la douleur…
Ce qui est formidable dans notre époque, c’est que la douleur a presque été jugulée. Je suis pour un corps-plaisir, qu’a souvent nié la religion. Pour moi, la douleur n’est pas source de purification ou de rédemption. Je suis contre le fameux « Tu accoucheras dans la douleur » de la Bible, puisque, actuellement, toute la pharmacopée existe pour souffrir le moins possible, même si elle n’est pas toujours utilisée. Aux chirurgiens, j’ai toujours dit que je ne voulais pas de douleur, ni avant, ni pendant, ni après, et les anesthésiants me permettaient de faire une performance durant l’opération. La souffrance me paraît très archaïque et anachronique.
Ceux qui se réclament du body art se font souffrir en public, en se brûlant, en se coupant… Ils peuvent y trouver du plaisir, ou une valeur thérapeutique – Bob Flanagan, qui se faisait souffrir en public, a ainsi dompté une maladie qui aurait dû le tuer à 20 ans ; c’était une bonne raison. Mais pour les autres, je ne trouve pas que cela soit un projet de société, un projet d’art intéressant ou novateur.
Quels sont vos projets de travail sur le corps ?
Pour le Centre de création contemporaine de Tours, je crée, avec la collaboration d’un architecte, une œuvre de type « grande sculpture pénétrable » faite d’un matériau qui a l’élasticité et la sensualité de la peau, et qui diffuse de la lumière à l’intérieur de la pièce. Elle sera entièrement recouverte de photos d’une de mes performances opératoires jamais montrées.
Pour la rétrospective au Centre national de la photographie, à Paris, j’ai travaillé à une sorte de memento mori épicurien qui parle de la fulgurance de la vie et de la mort. Je continue les photos numériques de la série self-hybridations africaines, et aussi des sculptures en résine, sortes de corps mutants. Je suis partie, par exemple, d’une statue nuna exposée dans la partie « arts premiers » du Louvre, et j’ai pensé que ses scarifications géométriques pouvaient être les boutons d’un ordinateur ingérés par un corps mutant. Je travaille aussi sur un film à l’envers d’après Godard, en commençant par les affiches, la bande-son, la bande-annonce et la promotion du film… Et je ferai cultiver en laboratoire, comme on le fait pour les grands brûlés, des cellules de ma peau et de mon derme avec celles de personnes de peau de couleur, pour en faire une sorte de grand manteau d’Arlequin.
Cela renvoie à un très beau texte de Michel Serres qui m’a servi pour l’une des interventions chirurgicales. Il y parle de l’Arlequin comme d’une métaphore du métissage, de l’hybridation, parce que son manteau est fait de morceaux de matières et de couleurs différentes. Les nouvelles technologies et les manipulations génétiques vont influencer énormément le statut du corps dans notre société, et changer notre éthique, notre médecine, nos moyens et manières de guérir. Nous sommes en train de vivre une époque charnière. Et nous ne sommes sûrement pas prêts, moralement et physiquement, à aborder les problèmes que cela va poser.
Propos recueillis par Claire Ané
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